Madame Bâ, vous qui êtes si bien instruite, Madame Bâ, vous qui parlez aussi couramment la langue de Molière et celle de Papa Madi-Kaama, prince des érudits soninkés,Madame Bâ, vous qui savez marcher d'un même pas décidé dans le grand labyrinthe implacable de l'administration française et dans l'étouffante mangrove d'Afrique, l'inextricable tissage des lois modernes et des coutumes ancestrales,
Madame Bâ, vous qui…
Madame Bâ, vous qui…
C'est ainsi que, grâce à ses rares qualités (modestie oubliée), Mme Bâ se voyait souvent chargée, parallèlement à ses activités pédagogiques, de travaux aussi passionnants que rémunérateurs. Et nécessaires pour joindre les deux bouts. Pour vous fixer les idées, Monsieur le Président, une chaussure Adidas de jeune footballeur passionné coûte chez nous l'équivalent de mon salaire mensuel d'inspectrice, qui représente lui-même le tiers de votre RMI. Voilà pourquoi je me trouvais dans la bonne ville de Kidira, au printemps 1997, une année avant la venue des ogres.
Mission de la plus haute importance, madame Bâ, et, vous l'avez deviné, absolument confidentielle. Non que nous manquions de confiance en vous. Mais, cette fois, les intérêts les plus supérieurs sont concernés. Ce que vous devez savoir, vous l'apprendrez au cours du voyage. À mercredi, madame Bâ. Rendez-vous sur le port. Lever du jour.
Kidira.
Où le couchant du Mali touche le levant du Sénégal.
Où les trains Dakar-Niger changent de locomotive.
Où feu mon trop beau mari avait pris l'habitude de céder aux avances des voyageuses de tous âges et couleurs, selon le rapport que m'en faisaient mes fidèles narines.
On connaît l'obsession malsaine des jaloux : ils veulent savoir, tout savoir, l'ensemble et les détails, quel que soit le prix de douleur à payer.
D'un pas rageur, Mme Bâ, dédaignant le port où on l'attendait, marcha donc vers la gare où tant de fois l'inexpiable et l'impardonné, malgré toutes ces années, avaient été commis. Déjà ses yeux repéraient les endroits probables : là, contre la paroi du hangar (Balewell n'était pas opposé à la station debout s'il trouvait une partenaire à sa taille). Ou sur ce carré de verdure, protégés par le tas de traverses. Ou enfermés dans le bureau de ce douanier somnolent, là-bas, forcément complice. Et ce réservoir rouillé au long tuyau tombant, semblable à la trompe d'un éléphant, aucun doute, encore un complice : il n'avait été planté là que pour offrir aux coupables, quand l'eau ne manquait pas, le réconfort rédempteur de la douche.
Bref, Marguerite, comme prévu, commençait à souffrir.
Il faut croire que Dieu, ce jour-là, avait décidé d'épargner les veuves. Car des cris retentirent, qui l'arrachèrent à sa torture.
— Madame Bâ ? Nous n'attendions plus que vous.
Un homme sec et râblé, la jeune quarantaine, tee-shirt rouge et bleu à la gloire du Paris-Saint-Germain et lunettes Ray-Ban bien calées sur les cheveux, me tendait la main.
— Allez, madame Bâ, dites au revoir au chemin de fer. Je vous propose un moyen de transport autrement plus agréable !
Il m'arracha sans protestation possible à mes fantômes et me mena vers la longue pirogue dont le moteur Yamaha, déjà, hoquetait. D'un pas léger, retrouvant mes agilités d'enfant du fleuve, je sautai.
— Oh, oh, nous avons hérité d'une sportive !
— Je me présente : consul-adjoint Couture. Voici Nathalie, fonctionnaire, et Martine, contractuelle, mes adjointes. De l'autre côté des machines, Jean-Patrick, notre technicien. Bienvenue. Quelque chose me dit que nous n'allons pas nous ennuyer ensemble. Allez, on largue les amarres !
Une intense jubilation l'habitait, un feu joyeux dont les éclats lui dansaient dans les prunelles.
— Les locaux voulaient me faire remettre la mission : route impraticable, travaux sur les ponts… Lerefrain habituel. Qu'à cela ne tienne, je leur ai dit, nous prendrons le bateau. Vous auriez vu leur surprise ! Et faites-moi confiance, ils n'ont pas fini de s'étonner.
Depuis combien de siècles n'étais-je pas montée sur l'eau? Je fermai les yeux pour mieux revoir le moment Depuis… Depuis… Le film des années se rembobinait lentement.
— Déjà malade, madame Bâ ?
Je souris, agitai la main. Tout va bien. Je ne peux être mieux. Je voyage vers ma vérité. Voilà, j'avais trouvé. Une fois de plus, la faute à Balewell. Du jour où je l'avais rencontré, je m'étais désintéressée du fleuve. Imbécile que j'avais été ! Quelle autre que moi aurait échangé l'éternel, le somptueux Sénégal (1 700 kilomètres) contre l'amour d'un traître? L'exemple même du marché de dupes.
Parmi les passagers, l'exaltation ne tombait pas. Bien au contraire. Pour couvrir le vacarme du Yamaha, on parlait fort. On criait presque. On aurait dit un banquet de Blancs : à chaque nouvelle bouteille ils haussent la voix.
— Avoue, Nathalie, en passant le concours, tu ne t'imaginais sûrement pas rejoindre un commando…
— C'est vrai que les gens ne connaissent rien au métier consulaire.
— Ils nous croient toujours dans nos bureaux, un tampon à la main, protégés par les hygiaphones.
— Ils sont où, les hygiaphones ? Tu en vois, toi, des hygiaphones ? Oh, tiens, là-bas, sur les crêtes, nos premiers chameaux. Nous nous rapprochons de la Mauritanie. Vous vous êtes mis assez de crème ? Ça va taper, les enfants ! Où en étais-je ?
— Le métier…
— Les consuls sont les derniers militaires.
— Tu as raison, Jean-Patrick. Aujourd'hui, qui d'autre que nous défend les frontières ? D'après toi, pourquoi j'ai quitté l'armée de terre ? On en a encore pour combien de temps ? Tiens, Martine, toi qui es tout près, demande donc à notre beau marin.
— Il dit neuf heures.
— Tant que ça ! Tant pis. Cette fois, nous les tenons, ils ne l'emporteront pas au paradis. Avec les preuves que nous allons rassembler… Paris sera forcé de réagir.
Mme Bâ se sentait de plus en plus mal en dépit de ce voyage qui aurait dû la ravir. Le fleuve Sénégal, trop heureux de retrouver l'une de ses filles, avait beau lui faire fête, étirer langoureusement ses eaux bleues entre les deux lignes vertes des potagers grassement irrigués, elle n'en voyait rien. En pure perte la saluaient les hérons, les aigrettes. Sans succès tentaient de l'amuser les martins-pêcheurs par ces acrobaties fantasques dont ils ont le secret. En vain chatoyaient les pagnes multicolores étalés sur la rive.
Un trop cruel débat interne l'occupait toute. Qu'est-ce qui m'a prise de me joindre à cette mission ? Quelle est cette maladie qui pousse toujours les Noirs à proposer leur aide aux Blancs ? Sommes-nous, comme les papillons de nuit par la lumière des lampes, attirés par la clarté de leur peau ? Sans notre appui, jamais la traite n'aurait si bien fonctionné. Cette expédition ne me dit rien qui vaille. Quelles sont ces trois énormes caisses au milieu de la pirogue ? Si je me rends complice d'une mauvaise action envers mon peuple soninké, moi, Marguerite, née Dyumasi, fille de forgeron et de traditionniste, serai maudite avec ma descendance jusqu'à la vingtième génération. C'est décidé : dès que nous abordons, je leur fausse compagnie.
L'instant d'après, le torrent de ses pensées s'inversait et l'entraînait jusqu'à une conclusion exactement contraire. J'ai la chance d'être invitée dans le milieu consulaire et d'y nouer des amitiés, les plus utiles qui soient en Afrique. C'est décidé. Je reste. Et tâcherai de rendre au mieux tous les services qu'on me demandera.
Occupée par cette furieuse bataille intime, elle ne vit pas les heures passer. D'autant moins qu'elle gardait un peu de son attention pour les débats de ses compagnons de navigation. Et qui la concernaient. Faut-il révéler à cette Mme Bâ l'objectif de notre expédition ? Elle l'apprendra bien assez tôt. Je t'assure qu'il vaut mieux la prévenir. Elle a déjà deviné. Raison de plus…
Pardon pour la République française, mais l'aventure semblait de plus en plus louche. Sous couvert de consuls, ne seraient-ce pas des mercenaires ? Des trafiquants ? Quoi qu'il en soit, je vais faire payer ma collaboration au prix fort.
Enfin, dans le couchant, Bakel parut. Le vieux fort de Faidherbe perché sur un promontoire aussi rouge que le soleil. Bakel, la hautaine et solitaire, l'une des villes les plus belles d'Afrique, si souvent chantée par son père : « Un jour, Marguerite, je te le promets, nous descendrons le fleuve jusqu'à la mer. Tu peux déjà apprendre le nom de nos escales : Bakel, Matam, Podor, et pour finir Saint-Louis, ses pélicans et ses carcasses d'hydravions. » Bien sûr, la promesse ne fut jamais tenue. Le quasi-ingénieur nommait tant, autour de lui, qu'il n'avait plus l'esprit à partir. Comment lui en vouloir ? Au reste, un héritage de mots vaut tous les voyages.
— Madame Bâ, ça vous dérangerait de donner un coup de main ?
Pendant sa rêverie, la pointe de la pirogue avait glissé sur le sable. Le Yamaha s'était tu, silence vite comblé par le gazouillis des petits baigneurs. On commençait à décharger. Et les fameuses caisses pesaient l'enfer. L'équipe les entourait du plus total respect. Attention ! Non, pas comme ça ! Doucement, s'il vous plaît ! À n'en pas douter, il s'agissait d'armes secrètes. Celles dont sont dotés aujourd'hui les consulats pour leur permettre de mener à bien leur nouvelle mission si délicate : défendre les frontières du Nord contre ces hordes affamées venues du Sud. Centimètre par centimètre, elles furent hissées dans un 4x4, lequel fut conduit dans un entrepôt qu'on verrouilla.
— Alors, elle vous plaît, notre base arrière ?
Notre chef n'abandonnait pas un instant son ancienlangage de militaire. Il en prononçait chaque mot avec une sorte de ferveur qui ressemblait à de la reconnaissance. Ce devait être sa religion à lui. On peut changer de métier. Beaucoup plus difficilement de religion. Quand on a été, jour après jour, formé pour combattre, la vie ne peut vous paraître qu'une guerre multiple et perpétuelle.
La « base arrière » ressemblait à un pensionnat. De longs couloirs bruyants sur lesquels donnaient des chambres minuscules.
— Qui dort dîne. Vous avez assez grignoté sur la pirogue. Extinction des feux dans quinze minutes. Je vous veux tous au top, demain. Madame Bâ ?
— Oui, monsieur le consul ?
— D'après vous, qu'y a-t-il dans ces caisses? Je vous laisse toute la nuit pour deviner.
— Merci, monsieur le consul !
Sous-préfecture de D. Service de l'état civil. Une grande salle aux volets clos. Sans doute pour cacher la misère. Mais le soleil n'avait aucune pitié pour l'administration africaine. Le soleil était un traître, tout comme Mme Bâ. Faufilés à travers les lamelles cassées, ses rayons révélaient tout, les murs décrépis, les étagères effondrées, les registres déchirés, entassés sur le sol de terre battue ou dévorés par les rats : peut-être que ces animaux ont de l'appétit pour les biographies humaines?
Debout dans un coin, le maître de ces lieux misérables répétait :
— Les crédits de rénovation, ils ne sont jamais arrivés. Les crédits… Jamais arrivés.
— Et pourtant, ils sont partis de Dakar, répondait gaiement l'ex-militaire. Je te le garantis. J'ai signé moi-même l'ordre de virement.
— Jamais arrivés.
— Ce doit être la chaleur. Tout s'évapore, dans le Sahel. Alors, pourquoi pas les crédits ?
— Vous ne me croyez pas…
Mon compatriote de peau gémissait presque. J'en étais gênée pour lui. Le Français lui tapait sur l'épaule.
— Je te crois, je te crois. Mais c'est de l'histoire ancienne. Que penses-tu de notre merveille ? Pour une fois, l'administration ne s'est pas foutue de nous. Une IR 2000 de chez Canon. À peine trente secondes de préchauffage, et hop, c'est parti ! Vingt pages A4 par minute. Une mémoire Ram de 16 mégaoctets. Je te fais grâce du reste de la technique. Vous en avez vu de pareilles, les filles ? D'accord, elle est un peu lourde, nous nous en sommes rendu compte, quarante-trois kilos, mais avec elle, croyez-moi, on va pouvoir travailler !
L'arme secrète trônait, insolente, au milieu des détritus. Comme une princesse en train de sortir de sa chrysalide, encore à demi emmaillotée dans la caisse de carton qui m'avait tant intriguée. Selon toute probabilité, d'après les indications fournies, une photocopieuse, même si elle ne ressemblait que de très loin aux antiques machines déjà croisées par Mme Bâ. Le consul adjoint lui flattait les flancs comme ceux d'une bête aimée.
— Grâce à elle, fini le grand brouillard !
— Si je puis me permettre, le brouillard est une calamité rarement rencontrée sur ce continent.
— Tu as tout à fait raison, Martine. Soyons plus précis : fini le bordel ! Au lieu de vous demander des certificats de naissance qui n'arrivent jamais, n'est-ce pas monsieur le préfet ? , pas plus que les fameux crédits, nous allons reproduire tous vos cahiers. Comme ça, plus de problème. Au premier coup d'œil, on pourra distinguer le bon grain de l'ivraie, le vrai Français de l'escroc.
— Malheureusement, présentement…
Le sous-préfet ne semblait pas partager cet optimisme.
— Il se trouve que notre électricité a été coupée.
— Aucun problème. Jean-Patrick !
La deuxième caisse fut apportée. Ouverte. Pour qu'apparaisse l'arme secrète n° 2, un générateur. Aussitôt mis en marche. Et relié à l'arme secrète n° 1 dont tous les écrans prirent une belle couleur verte.
— Au travail, les filles. Je vous l'ai dit : avec l'IR 2000, pas de préchauffage. Madame Bâ, je peux me permettre de solliciter votre aide ? Les patronymes de votre peuple sont si compliqués. Martine et Nathalie, pardon, Nathalie et Martine, il faut respecter la hiérarchie, auront sûrement besoin de vous. Et pendant que les femmes travaillent, puisque c'est, semble-t-il, leur destin sur terre, vous et moi pourrions discuter, qu'en pensez-vous monsieur le préfet ? Une bonne discussion bien franche sur l'évaporation des crédits…
Mme Bâ n'a pas l'outrecuidance de se croire invincible. Elle sait parfaitement que des forces ennemies finiront bien par l'abattre. À commencer par cette tristesse, qui ne la quitte pas, d'avoir perdu Balewell, son amour, son trop bel amour trompeur. Elle peut seulement garantir qu'elle est plus résistante qu'un crédit de rénovation. Ce jour-là, elle ne s'est pas évaporée. Résistance normale, me direz-vous, pour une fille de Kayes, co-capitale de la chaleur mondiale avec Djibouti. Mais jamais elle n'avait travaillé dans une telle fournaise : celle du Sénégal oriental, à la mi-mai, ajoutée aux vapeurs torrides exhalées par les deux armes secrètes.
La partie féminine du commando, le trio Nathalie-Martine-Marguerite, s'était changée en fontaines percées. Car, outre les zones humides habituelles, le front, les aisselles, la cavité du nombril, toutes les autres régions de leurs corps coulaient, sans exception et sans relâche, même aux endroits qu'on aurait jamais cru capables de produire la moindre goutte de sueur : la bosse du genou, la pointe des tétons, le lobe de l'oreille… Ces sources engendraient des ruisseaux qui, s'unissant, formaient des fleuves contre lesquels il fallait protéger les registres déjà tellement agressés par les rongeurs.
C'est dire si chaque duplication était une conquête. D'autant que, régulièrement, tous les voyants de l'IR 2000 viraient au rouge. Dans un soupir déchirant, la malheureuse rendait l'âme. Comment ne pas plaindre son destin ? Ses consœurs recopiaient dans le confort climatisé de quelque capitale de haute civilisation, tandis qu'elle…
— Jean-Patrick !
Le technicien sortait de sa léthargie, se précipitait vers l'évanouie, lui tapotait les joues, lui murmurait des mots doux, au besoin la violentait quelque peu, et la brave bête, après avoir recouvré la santé et des couleurs vertes, reprenait son repas d'archives, son fastidieux travail de photocopieuse : je regarde et je crache vingt fois par minute, je regarde et je recrache. Hommage soit rendu à cette vaillance !
À tour de rôle les femmes abandonnaient leurs tâches et sortaient prendre l'air, un air torride mais presque glacé, comparé à celui de l'état civil.
Pendant ce temps-là, les chefs, enfin les adjoints des chefs, le sous-préfet et le consul en second, avaient passé la journée à examiner sous tous ses aspects l'épineuse et lancinante question des crédits disparus. Dans un excellent climat, respectueux des lois et coutumes de chacune des administrations, nous expliquèrent-ils le soir, avec fierté et condescendance, comme s'ils nous faisaient pénétrer dans les coulisses d'une négociation capitale pour l'avenir du monde. En fait, comme en témoignèrent celles qui durent entrer dans le bureau pour évoquer devant eux tel ou tel problème posé par les registres, ils avaient très vite renoncé à discuter. L'antique ventilateur, revenu à la vie par la grâce d'un fil électrique branché sur l'arme secrète n° 2, vrombissait comme un avion DC3 à l'instant du décollage. Impossible de forcer la voix dans un four. Alors les deux hommes se contentèrent de se sourire, jusqu'au soir : la France aime le Sénégal, le Sénégal aime la France. Sentimentalité bien utile, plus tard, quand il fallut trouver du sucre pour enrober l'amère pilule de l'escroquerie mise au jour. Un dossier autrement plus dérangeant pour l'avenir des relations entre les deux pays que celui de l'évaporation des étagères.
Vingt heures précises. En bout de table, l’ex-militaire était satisfait.
— Bien. Débriefing. Je n'irai pas par quatre chemins. Vous avez fourni du bon boulot. Malgré la chaleur et le faible appui des locaux. Encore quelques légers ajustements, n'est-ce pas, Martine, et nous constituerons une équipe de premier ordre. Prête à remplir les nouvelles et délicates missions qu'implique aujourd'hui le métier consulaire. Bien. Je sais que certains, certaines s'apprêtaient à répondre favorablement aux invitations de l'habitant. Désolé. Nous prendrons nos repas ensemble. Pour la cohésion de l'équipe. Et pour l'hygiène. Nous avons trop à faire pour être freinés par la dysenterie et autres saloperies. Jean-Patrick ! …
Le technicien ouvrit la grande boîte de carton.
— … Et voilà la surprise. Des rations de combat. Vous allez voir, une cuisine tout à fait correcte. Vous nous donnerez votre avis, madame Bâ. À chacun sa ration. Mais vous pouvez choisir. Regardez. Le menu est inscrit sur le dessus. Ça marche par couple. Entrée et plat principal. Rillettes de saumon ET poulet basquaise. Avocat-crevette ET veau aux nouilles. Et bière à volonté. Nathalie, la glacière est à tes pieds. Comme nous tous, d'ailleurs. Bon appétit !
Il avait raison. Rien à dire, les combattants étaient mieux nourris que les instituteurs. Le pâté de lapin, olives et noisettes, changeait de la chèvre habituelle. Mais quel était ce petit engin métallique découvert sous la boîte de thon à la crème ?
— Ah, ah, on dirait que Mme Bâ n'a encore jamais rencontré de kit de réchauffage. Regardez comme ils sont ingénieux, nos chefs. Vous prenez ce morceau d'aluminium. Bon. Vous pliez suivant les lignes. Et voilà ! Elle n'est pas belle, notre minigazinière ? Maintenant, vous placez dessus votre plat principal. Des morilles ? J'en étais sûr. Des morilles au cœur de l'Afrique ! On ne peut pas dire qu'elle se moque de ses enfants, l'armée française ! Vous glissez dessous cette pastille blanche, oui, qui ressemble à une bougie. Il suffit d'y mettre le feu, avec une allumette. Le tour est joué ! Il n'y a plus qu'à attendre. Nous fournissons même une pince, oui, à côté du sachet de moutarde, pour ne pas se brûler les doigts. Après, je vous conseille le gâteau de riz, très crémeux. Et n'oubliez pas le Nescafé, pour faire passer le tout. Alors, madame Bâ, qu'est-ce que vous en dites, de la vie de commando ?
Puisque son objectif était de se faire adopter, Marguerite joua le rôle que l'on attendait d'elle : merci de votre confiance, c'est un privilège de participer à votre équipe, j'espère qu'un jour mon continent mettra de l'ordre dans son état civil, votre souhait d'arrêter la fraude à la nationalité me paraît légitime, comment feriez-vous, je me mets à votre place, si tous les pauvres de la planète se déclaraient finançais ? … Etc.
Plein succès.
— Ah, madame Bâ, si tous vos compatriotes parlaient ainsi ! Car, voyez-vous, les malhonnêtes nous forcent à soupçonner tout le monde, même les gens de bonne foi. Nous n'avions que de bons renseignements sur vous, madame Bâ. Personne n'a oublié votre travail au co-développement. Mais votre participation passe nos espérances. Vous occuperez dans mon rapport la place que vous méritez, Jean-René Couture n'a qu'une parole ! Personne ne veut mes œufs à la neige ? Bon. Revenons à nos moutons. Quelles sont vos premières conclusions, les filles ?
Fou rire un rien aigu de Nathalie, la titulaire :
— Vous voulez savoir ? Ils se moquent de nous.
Même gaieté chez Martine, la contractuelle, peut-être un peu plus libre, plusdégagée, l'amusement de quelqu'un qui constate un dommage dans une maison dont elle n'est que locataire :
— Ça, on ne peut pas dire qu'ils se gênent !
— Je plains le poignet droit du greffier.
— À force de signer des jugements supplétifs, il doit souffrir de crampes horribles.
— Et vous en déduisez ?
— Qu'une petite visite amicale au tribunal ne manquerait pas d'intérêt.
— C'est aussi mon avis. Pendant que vous continuerez votre labeur de fourmis avec l'aide de la photocopieuse, j'irai présenter mes respects aux magistrats locaux. Vous m’accompagnerez, madame Bâ ? Vos connaissances en soninké et votre culture juridique me seront d'un grand secours.
Notre technicien, celui qui savait si bien ressusciter les armes secrètes, leva timidement un doigt.
— Je peux vous interrompre ? Qu'est-ce qu'un jugement supplétif ?
— Pardonne notre jargon, Jean-Patrick. On ne peut pas tout savoir, tout connaître de l'état civil et faire merveille comme toi dans le ventre des photocopieuses. À cet égard, je te présente des félicitations officielles, je parlerai aussi de ton travail dans mon rapport…
— Merci, Jean-René.
— … c'est tout naturel. Martine va t'expliquer. Elle veut passer titulaire. Ça lui servira de répétition pour le concours. Martine, nous t'écoutons.
— Dans la brousse, les distances sont longues jusqu'à l'administration. Quand un enfant naît, on remet à plus tard la déclaration, on préfère profiter d'un voyage à la ville. Et puis on oublie. Un jour, il faut bien présenter ses papiers. Alors on se rend au tribunal. C'est lui qui, après enquête, établit la filiation par le biais d'un jugement supplétif.
— Bravo, Martine, excellent. Continue comme ça et pas de souci, tu vas réussir. Sur ce, bonne nuit à tous. Demain nous attend. Le travail ne manquera pas. Que le monde soit beau dans vos rêves ! Une planète idéale, comme nous la souhaitons tous. Où chacun resterait à sa place. Et où les consuls pourraient donc se reposer. Réveil à six heures. Et retour à la réalité !
Un mur blanc. Une moitié de grille fermée, l'autre manque. Une pancarte de guingois :
Ministère de la Justice
Séance le mercredi
Un vaste terrain vague s'offre à vous. Y règne la paix : des poules picorent, à l'ombre d'un manguier, des hommes préparent le thé, trois carcasses de voitures habitées par des tourterelles attendent sereinement le Jugement dernier. Au centre, un hangar. Sa porte bat. On lui en voudrait presque d'avoir trouvé et réservé pour elle seule l'unique courant d'air de toute la région.
Un couloir gris. Des feuilles de même couleur pendent aux murs. Elles doivent n'attirer que peu l'attention des lecteurs éventuels. Les informations fournies, carrières, droits à mutation, annonces de colloques sur le droit coutumier, concernent des dates très anciennes, 23 janvier 1977, 16 décembre 1986… Les punaises touillées ne résisteront plus longtemps.
À main droite, successivement, trois bureaux. Secrétariat, greffe, présidence. À main gauche, un panneau solennel : salle d'audience. Au fond, par une fenêtre ouverte, on peut voir un potager protégé par un épouvantait portant robe noire et, sur la tête, un entonnoir renversé.
Voilà le tribunal départemental de Bakel. L'usine à métamorphoses recherchée depuis des années par l'administration française.
— Il y a quelqu'un ? Séré wano ?
Silence. Seulement troublé par les grincements de la porte battante et les murmures lointains des faiseurs de thé.
— Je vais me renseigner.
— Merci, madame Bâ.
En marchant, elle se disait : un jour, je reviendrai ici, menottée. Et mes frères soninkés me condamneront pour trahison.
— Alors ? dit Couture sans impatience ni énervement.
Le calme du chasseur sûr de son fait. Qui prend plaisir, même, à retarder la capture.
— Personne. Sauf un secrétaire perdu dans la contemplation de ses doigts. Revenez mercredi, o na tnégni araba n'kota, c'est tout ce qu'il a su me dire.
— Nous avions bien rendez-vous, pourtant. Allons nous installer dans la salle d'audience. Il y a forcément des sièges.
Plutôt des planches de bois faisant bancs. Sur l'estrade, des deux côtés du bureau, le même monceau de dossiers qu'à la sous-préfecture, tout autant déchiquetés. Une machine à écrire noire dormait sur une chaise, peut-être un chat, oui, un chat alphabétisé grâce à une campagne de l'Unesco : son pelage s'était changé en clavier.
— Ils sont là.
— Que dites-vous ?
— Je les entends. Ils sont là. Et ils ont peur de vous. Ils sont deux, dans la pièce à côté, et ils tremblent. Ils cherchent une défense. Sans la trouver. L'un d'eux répète : je te l'avais dit, d'arrêter. Et l'autre gémit : pourquoi ne me suis-je pas contenté de mon métier ? Derrière la poussière administrative, je sens sur lui une odeur de farine. Ce doit être un boulanger.
— Vous êtes une sorcière, madame Bâ.
— J'ai quelques pouvoirs. Mon père était forgeron.
— Je le remercierai dans mon rapport.
— Ils arrivent.
Deux hautes silhouettes, deux visages, l'un sévère, l'autre enchaînant des sourires grimacés.
— Bienvenue ! Je suis le président du tribunal. Et voici mon greffier. Votre voyage a été excellent ? Et comment va la famille ? Merveilleusement ? Et la santé ? Épatamment ? Et le ministre Villepin ? Vigoureusement? Et Jacques Chirac? Supérieurement ? Ces bonnes nouvelles nous réjouissent. Que pouvons-nous faire pour être agréables à la France ?
— Nous dire la vérité…
— Oh, là, là. La vérité est un bien vaste pays.
— La vérité sur vos jugements supplétifs.
— Venez dans mon bureau, nous y serons plus à l'aise pour traiter de ces questions techniques.
Le chat-machine à écrire nous regarda partir en ricanant. L'éventail de longues tiges de fer portant les lettres ressemblait à une dentition. Un rayon de soleil l'éclairait : bonne chance, le Français et sa complice. Si vous croyez aboutir à quelque chose, bonne chance !
La suite est doublement risquée. Risquée à raconter. Risquée à lire. L'humiliation tient du miroir, du boomerang, de la maladie contagieuse. Celui qui humilie est à son tour humilié. Et celle, honte sur elle, qui, comme Marguerite, humilie ses frères de peuple, est mille fois maudite, dans les siècles des siècles.
Acte I
Le consul adjoint assène ses coups. Les coups les plus cruels sont toujours des questions et font d'autant plus mal que doux est le ton.
— Monsieur le président, le tribunal hors classe de Dakar établit chaque année moins de sept cents jugements supplétifs pour une population frôlant le million. Ici, vous êtes dix fois moins nombreux et produisez dix fois plus d'actes. Comment expliquez-vous cet écart ?
— Si je puis me permettre, monsieur le consul, celui qui veut tout expliquer de l'Afrique perd la raison.
— Tout à fait d'accord. À vous, monsieur le greffier en chef. J'ai appris que vous étiez boulanger. Laissez-moi regarder vos mains. Pétrir vous a donné dans les doigts une force hors du commun. La force, sans doute, qui vous a permis de signer, dans la seule journée du 22 décembre 1987, 2 073 jugements. Ils vous ont remercié comment, ces 2 073 nouveaux petits Français?
Misérable greffier-boulanger. Il tremblait de tous ses membres. Il balbutiait que monsieur le consul, dont les trop rares visites honorent la sous-région, devait, s'il lui plaisait, prendre en compte l'extrême spécificité des coutumes sahéliennes. Ce disant, il s'appuyait de tout le poids de ses épaules contre une armoire métallique, comme s'il priait Dieu de l'y faire entrer et de l'y verrouiller à jamais.
— Je comprends, je comprends. Et sans oublier les liens quasi familiaux qui unissent le Sénégal et la France, n'est-ce pas? Alors, un peu plus de franco dans le cocktail franco-sénégalais, quelle importance ? Toujours d'accord ? Parfait. Mais que vient faire dans notre amitié séculaire et quasi familiale la Mauritanie, un voisin que vous ne portez pas dans votre cœur, m'a-t-on murmuré ? Le 21 décembre 2000, un ressortissant de ce pays a présenté à la sous-préfecture une copie d'un jugement de filiation n° 7201. Or, pour cette année-là, le dernier jugement, en date du 23 décembre, ne porte que le n° 5509…
Plus l'accusation de fraude se faisait précise, accablante, irréfutable, plus le greffier-boulanger se détendait. Un sourire lui était venu aux lèvres, d'abord timide, incertain, pour se changer en éclat de rire quand le consul adjoint lui demanda de montrer les minutes de ses jugements.
Acte II
— Les minutes ? Mais nous n'en avons pas !
La foudre était tombée sur le fonctionnaire français.
— Vous… ne conservez pas les originaux de vos jugements ?
— Pour quoi faire ? En cas de besoin, le demandeur nous raconte l'histoire de ses ancêtres. Pourquoi ne pas le croire ? Vous, monsieur le consul, vous ne croyez pas ce que vous dit votre frère ? Nous lui délivrons son certificat.
Un autre chat s'était mis à ricaner, une autre machine, verte celle-ci, posée sur le bureau du président. Lequel gardait un air grave.
— Tout cela n'est bien sûr pas très régulier, monsieur le consul. Mais nous sommes si loin. Si loin, si vous saviez ! Si loin de nos administrés, de Dakar, des crédits. Tout nous arrive avec tellement de retard, à commencer par l'encre, je me demande pourquoi, et le papier…
Le chef de notre mission serrait les poings, respirait fort. J'admirais chez un ex-militaire, ancien chef de commando, un tel contrôle de ses nerfs.
— Si je comprends bien, n'importe qui, venant de n'importe où, n'a qu'à se présenter chez vous pour devenir français ?
— Il est vrai que de plus en plus de voyageurs nous rendent visite. Inutile de vous dire que nous réjouit cette attention nouvelle pour les beautés de notre région. « Le développement du tourisme paraît le seul moyen pour sortir le cercle de Bakel de son enclavement. » Telle est la conclusion du dernier rapport de la Banque mondiale. Je la connais par cœur. Vous voulez que je vous en prête un exemplaire ?
Heureusement que le président du tribunal s'est arrêté là. Une seule syllabe de plus, un gramme d'ironie supplémentaire et un coup violent partait qui aurait mis à mal son air grave et sans doute terni pour quelque temps la belle amitié franco-africaine.
— Il y a des moments, madame Bâ, où il faut du courage pour continuer sa mission.
Toute l'équipe mâchait en silence ses rations de combat. Seul Couture monologuait.
— Les preuves sont là. Maintenant, c'est à Paris de décider. Nous transmettrons le dossier à nos autorités. Cette affaire nous dépasse.
Il avait gardé tant d'énervement de sa visite au tribunal qu'il n'arrivait plus à construire son kit de réchauffage. Discrètement, presque tendrement, comme une mère s'occupe d'un enfant triste, Martine vint à son aide.
— Si Paris accepte l'existence au cœur de l'Afrique de cette usine à fabriquer du Français, grand bien lui fasse !
Nous nous taisions, penchés sur nos boîtes de conserve, blanquette à l'ancienne ou veau marengo, des recettes aux noms plaisants que je n'avais jamais entendus.
Je pensais à mon père. Telle aurait été sa nourriture quotidienne s'il avait réalisé son vieux rêve, réussir son examen d'ingénieur. Où se trouvait la rue Saint-Martin, siège du Conservatoire national des Arts et Métiers ? Le muezzin venait de cesser son appel à la prière. Mais nous sentions une autre présence au-dessus de nos têtes, celle de Paris, un gros nuage sévère. Il nous regardait finir notre dîner, nous, les combattants de l'état civil, Nathalie et Martine, la titulaire et la contractuelle, Jean-Patrick, le guérisseur des armes secrètes, et moi, fille de forgeron, une fois de plus embarquée dans une guerre qui n'était pas la mienne. Que de détours emprunte la vie d'une Africaine !
Le consul adjoint avait sorti d'un grand sac une radio et une bouteille au goulot noir protégé par de la cire.
— Je ne vous en propose pas, madame Bâ. C'est de l'alcool. Mais pour les autres, si le cœur vous en dit… Une vieille prune de mon pays. J'espère qu'elle aura résisté à la chaleur. Quelqu'un, ici, connaît le Périgord ? Aucune déception n'y résiste.
Il s'était mis à l'écart, psalmodiait dans un micro.
— Allô Dakar, ici Bakel. Allô Dakar, ici Bakel. À vous… Mission terminée. À vous… Nous rentrons. Départ prévu demain matin dès six heures GMT. Je répète, six heures GMT. À vous… Arrivée estimée à la nuit. Si aucun pneu n'éclate. À vous…Affirmatif.
Kidira, de nouveau.
Le commando m'avait reconduite à la gare. Le train pour Kayes n'allait plus tarder, seulement trois heures de retard.
— Encore merci pour votre appui, madame Bâ. Vraiment.
Couture s'était presque mis au garde-à-vous.
— Sans votre appui linguistique, jamais nous n'aurions pu dénouer l'écheveau de ces épouvantablesregistres. Et je crois que votre présence au tribunal a été décisive. Grâce à vous, l'ignoble greffier s'est senti en confiance. La vérité n'est pas toujours belle, mais autant la connaître, n'est-ce pas ?
Le cœur me battait. Kidira, pour faire excuser sa méchanceté passée, allait-elle m'offrir le cadeau que j'attendais ?
— Je sais que je ne devrais pas. La loi demeure la loi, quel que soit le nombre de ceux qui la violent. Et loin de moi l'idée de défendre les passe-droits. Mais je voulais juste vous dire… Après ce que nous venons de voir… Étant donné les services rendus… Si un jour ou l'autre… Enfin, pour une demande de visa… je ferai tout mon possible. Voici ma carte.
Poliment, je remerciai.
— Mme Bâ est très sensible à votre offre. Je ne crois pas que j'y aurai recours. Contrairement à tant de mes compatriotes, ma terre est ici, et mon terrain de lutte. Mais qui peut savoir ce que l'avenir, volontiers facétieux, nous réserve ?
Ma première gratitude doit être adressée à mon défunt forgeron de père. Hommage te soit une fois de plus rendu, ô Ousmane ! Sans tes leçons de prévision, sans ton conseil, si souvent répété, d'imaginer toujours le pire et de m'y préparer méticuleusement, jamais je n'aurais songé à nouer ces amitiés consulaires.
Et c'est une Mme Bâ radieuse, un rien présomptueuse, car sûre de sa force, qui retrouva sa bonne ville de Kayes et son métier d'inspectrice.
— Tu as passé de belles vacances, Marguerite ?
— Je les qualifierais d'utiles.
Je savais que, dans le tiroir le plus sûr de ma maison (table de la cuisine), attendait ce petit rectangle blanc :
Couture
Jean-René
Consulat général de Dakar (Sénégal)
c/o Ministère des Affaires étrangères
Service de la Valise
128 bis, rue de l'Université
75007 Paris
Mon arme magique. Qui ne demandait qu'un signe de moi pour faire son œuvre.